Au printemps de 1994, l’horreur est arrivée à Butare, une ville rwandaise tranquille, brûlée par le soleil. A l’époque, des escadrons de la mort hutus, armés de machettes et de bâtons surmontés de clous, brûlaient, tuaient et pillaient dans tout le pays. Des barrages installés sur les routes piégeaient les Tutsis en fuite, qui se faisaient alors massacrer. Pendant la troisième semaine d’avril, alors que le génocide atteignait son summum, des dizaines de milliers de cadavres pourrissaient dans les rues de Kigali, la capitale. Butare – un bastion de Tutsis et de Hutus modérés qui avaient résisté aux ordres de génocide du gouvernement – était la prochaine cible. Ses habitants entendirent des coups de feu dans les collines de l’ouest ; la nuit, ils virent la lueur provenant des villages avoisinants en proie aux flammes. Des Hutus en armes ne tardèrent pas à se rassembler à la périphérie de la ville, mais les habitants paniqués de Butare ne se laissèrent pas faire.
Mis en rage par la révolte de Butare, le gouvernement par intérim de Kigali y envoya en mission Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la Famille et de la Promotion féminine. Avant de devenir l’une des femmes les plus influentes du gouvernement, Pauline avait grandi dans une petite commune rurale juste à côté de Butare. Comme elle était l’exemple d’une réussite locale, son retour aurait sûrement un impact persuasif.
Peu après l’arrivée de Pauline en ville, des voitures surmontées de haut-parleurs parcouraient les petites routes autour de Butare en annonçant que la Croix-Rouge s’était installée dans un stade non loin de là pour fournir nourriture et asile à la population. Le 25 avril, des milliers de Tutsis se rendirent dans ce stade. C’était un piège. Au lieu de trouver nourriture et abri, les réfugiés furent encerclés par les Interahamwe, de violents maraudeurs hutus dont le nom signifie “ceux qui attaquent ensemble”. Selon un témoin, Pauline, qui avait 48 ans à l’époque, supervisait la scène. Elle encourageait les Interahamwe et donnait des ordres en ces termes : “Avant de tuer les femmes, vous devez les violer”, témoigne Foster Mivumbi, qui a confessé sa participation au massacre. Des femmes tutsies furent alors sélectionnées parmi la foule du stade et emmenées dans les fourrés pour être violées, se souvient Mivumbi. Sur le stade, Pauline agitait les bras et observait sans rien dire les Interahamwe qui mitraillaient les réfugiés et leur lançaient des grenades. Les Hutus achevèrent les survivants à la machette. Cela dura une heure et se termina à midi. Pauline, raconta Mivumbi, resta jusqu’à l’arrivée d’un bulldozer qui commença à empiler les corps pour les enterrer dans une fosse voisine. Peu après, selon un autre témoin, Pauline se rendit dans un enclos où un groupe d’Interahamwe gardait 70 femmes et filles tutsies. Pauline ordonna de brûler les femmes et ajouta : “Pourquoi ne les violez-vous pas avant de les tuer ?”
“Mais nous avions tué des gens toute la journée, et nous étions fatigués. Nous avons simplement mis l’essence dans des bouteilles et l’avons versé sur les femmes, puis on a mis le feu”, indique ce témoin. A peu près au même moment, des Interahamwe arrivèrent à l’hôpital local où Rose, une jeune Tutsie, avait trouvé refuge. “Ils ont dit que Pauline leur avait permis de se faire les filles tutsies, qui étaient trop orgueilleuses, raconta-t-elle. Elle était ministre ; alors, ils ont dit qu’ils en avaient le droit.” Pauline avait fait comprendre aux soldats que le viol était une récompense. A l’hôpital se trouvait le fils unique de Pauline, Arsène Shalom Ntahobali, un étudiant âgé de 24 ans qui était l’un des chefs Interahamwe. Rose raconta que Shalom, qui claironnait sans cesse qu’il avait la “permission” de sa mère de violer des Tutsies, la viola contre le mur.
Il n’y aura jamais de décompte précis du nombre de Rwandais assassinés entre avril et juillet 1994. L’organisation Human Rights Watch estime qu’ils furent au moins 500 000, et l’ONU évalue entre 800 000 et 1 million le nombre de Rwandais qui moururent durant cette période. Quel que soit le total, le volume du carnage et la concentration des assassinats leur donnent le sinistre honneur de constituer le meurtre de masse le plus féroce de l’Histoire : les trois quarts de la population tutsie furent exterminés.
Il est compréhensible que l’attention du monde se soit tournée vers les proportions du massacre rwandais. Mais, aujourd’hui, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui siège à Arusha, en Tanzanie, est en train de reconnaître un autre genre d’horreur, laissée dans l’ombre. Bien que la plupart des femmes aient été tuées avant de pouvoir raconter ce qui leur était arrivé, un rapport des Nations unies a conclu qu’au moins 250 000 femmes furent victimes de viol au cours du génocide. Certaines furent pénétrées avec des lances, des canons de revolver, des bouteilles ou des branches de bananier. Leurs organes sexuels furent mutilés à la machette, à l’eau bouillante et à l’acide, et certaines femmes eurent les seins coupés. Une étude montre que la province de Butare compte à elle seule plus de 30 000 survivantes de viol. Davantage de femmes encore furent tuées après avoir été violées.
Deux jeunes femmes tutsies, Mary Mukangoga, 24 ans, et Chantal Kantarama, 28 ans, avaient trouvé refuge dans la préfecture de Butare. Mais quand Pauline et Shalom vinrent à la préfecture avec les jeunes hommes de l’Interahamwe, ils sélectionnèrent des filles à violer.
En silence, Mary et Chantal retournent jusqu’aux ruines de ce qui fut autrefois une usine de plastique, dans un bosquet d’arbres à 200 mètres de la préfecture. Elles expliquent qu’elles furent entraînées hors de la préfecture, amenées ici et violées plusieurs fois. “Pauline venait et disait : ‘Je ne veux pas de cette merde ici, débarrassez-vous de cette merde’ ”, raconte Chantal.
Les deux jeunes femmes firent partie d’un groupe de cinq esclaves sexuelles, gardées à la préfecture et violées régulièrement et ensemble, tous les soirs pendant des semaines. Puis, un jour, elles furent jetées dans une fosse pleine de cadavres. Le charnier, qui faisait à peu près 38 mètres carrés, est aujourd’hui à moitié rempli de gravats et d’herbes. “Ils ont tué à la machette celles qui résistaient, et les ont jetées dans le trou”, témoigne l’une de ces femmes, qui resta dans la fosse une nuit et une journée, puis, la seconde nuit, escalada le monceau de cadavres pour sortir du trou.
En juillet 1994, Pauline a fui le Rwanda au milieu de l’exode de masse de plus de 1 million de Hutus craignant la vengeance de l’armée des rebelles tutsis, le Front patriotique rwandais, qui gagnait du terrain. Après s’être cachée dans un camp de réfugiés au Zaïre de l’époque [aujourd’hui RDC], elle a fini par se rendre au Kenya, où elle a vécu en fugitive pendant presque trois ans. Le 18 juillet 1997, elle fut interpellée à Nairobi par les autorités kenyanes et internationales. Shalom fut capturé six jours plus tard, dans une épicerie de Nairobi qu’il gérait. Ils furent tous deux livrés au Tribunal d’Arusha.
Onze charges sont retenues contre Pauline Nyiramasuhuko, dont génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. C’est la première femme à être accusée de ces crimes dans une cour internationale, et la première à être accusée de viol en tant que crime contre l’humanité. (Son fils Shalom plaide non coupable sur les dix chefs d’accusation portés contre lui.)
Pauline et Shalom sont jugés ensemble, avec quatre autres chefs hutus de Butare également accusés de génocide. La plupart du temps, Pauline est accusée d’incitation au crime plutôt que de perpétration. Cependant, selon un document préparé par les enquêteurs du TPIR en prévision du procès, un témoin, surnommé Q. C., a vu un chef de communauté tutsi mourir “des mains de Nyiramasuhuko”. Les avocats de chacun des six accusés vont probablement débuter leur défense en 2004, après que le procès aura traîné pendant encore au moins deux ans : la justice avance avec une extrême lenteur à Arusha, avec seulement huit condamnations et un acquittement en sept ans.
Pauline Nyiramasuhuko est née en 1946 au milieu d’une forêt de bananiers et de vallées verdoyantes perdues dans les nuages. Ses parents, des paysans qui produisaient juste de quoi vivre, habitaient un village situé à 10 kilomètres à l’est de Butare. Au collège, Pauline devint l’amie d’Agathe Kanziga, qui épousa plus tard le président hutu Juvénal Habyarimana. Ce fut une rencontre décisive. Après ses études, elle quitta Butare pour Kigali et rejoignit le ministère des Affaires sociales, qui mettait en place à l’époque un réseau de centres sociaux devant enseigner aux femmes comment prendre soin de leur famille, des enfants et comment faire la cuisine. Pauline n’avait que 22 ans quand Agathe l’aida à gravir d’un coup les échelons administratifs et à devenir inspectrice nationale au ministère.
En 1968, Pauline épousa Maurice Ntahobali, qui devint président de l’Assemblée nationale rwandaise, puis ministre de l’Education supérieure et enfin recteur de l’Université nationale de Butare. Pauline fut alors l’une des rares femmes rwandaises à s’inscrire en droit. En 1992, elle était déjà l’un des leaders du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND, parti unique du président Habyarimana), et elle fut nommée ministre de la Famille et de la Promotion féminine. Soucieuse de faire ses preuves dans la structure d’un parti construit autour d’hommes au sein de la société patriarcale rwandaise, Pauline se rendit compte rapidement que le chemin du succès politique passait par son lieu de naissance. Or la ville de Butare était devenue une épine dans le pied du gouvernement. Elle comptait les citoyens les plus éclairés du pays, une université et un institut de recherche scientifique, et abritait la plus grande concentration de Tutsis du Rwanda. Elle avait été largement préservée de l’extrémisme hutu, et le MRND n’y avait jamais pris racine. Pauline tenta de changer tout cela au moyen d’un programme d’intimidation. Elle parcourait la ville avec les brutes du parti qui élevaient des barricades dans les rues, paralysaient la circulation et semaient le trouble. Les invasions régulières de Pauline vinrent à être connues sous le nom de “journées fantômes”, pendant lesquelles Butare retenait son souffle.
Pauline fut vite embrigadée dans l’idéologie antitutsie de son parti. Léoncie Mukamisha, une ancienne camarade de classe de Pauline qui travaillait sous ses ordres au ministère, raconte que l’obéissance et la haine virulente des Tutsis qu’affichait Pauline gagnèrent les faveurs du président, qui lui assigna un certain nombre d’idéologues extrémistes hutus en tant que conseillers.
Il ne sera peut-être jamais possible de savoir ce qui a motivé les actes de Pauline. Peut-être a-t-elle ressenti une rage viscérale à l’encontre des Tutsis, peut-être n’était-elle qu’une opportuniste assoiffée de pouvoir. En tout cas, dès 1994, son zèle antitutsi était connu de tous. Pendant le génocide, elle prononça des discours déchaînés sur les ondes de Radio Rwanda. “Nous sommes tous membres de la milice, disait Pauline. Nous devons travailler ensemble pour traquer les membres du Front patriotique rwandais.”
Dans ses aveux de génocide et de crimes contre l’humanité, l’ancien Premier ministre hutu, Jean Kambanda, identifie les membres de son conseil privé, où fut élaboré le projet du génocide. Cinq noms seulement apparaissent, parmi lesquels figure celui de Pauline Nyiramasuhuko.
Et puis, il y a la génération des enfants nés de tous ces viols. Cinq mille d’entre eux sont enregistrés, et il semble fort probable que ceux qui ne l’ont jamais été soient bien plus nombreux. “Le viol force les victimes à vivre avec les conséquences, les dégâts, les enfants”, explique Sydia Nduna, conseillère à l’International Rescue Committee Rwanda, qui collabore à un programme de Kigali visant à réduire la violence entre les sexes. L’impact des viols massifs au Rwanda, affirme-t-elle, se fera sentir pendant plusieurs générations.
Pis encore, les viols – la plupart commis par plusieurs hommes à la suite – furent fréquemment accompagnés d’autres formes de tortures physiques et souvent mis en scène publiquement pour augmenter l’impact de la terreur et de l’humiliation. Tant de femmes les redoutaient qu’elles suppliaient souvent qu’on les tue avant. Fréquemment, le viol précédait le meurtre. Parfois, la victime n’était pas tuée, mais violée à plusieurs reprises et laissée en vie. L’humiliation, alors, n’affectait pas seulement la femme violée, mais également son entourage. D’autres fois encore, les femmes étaient utilisées dans un autre but : à moitié morte, ou déjà sans vie, une femme était violée en public pour servir d’élément rassembleur des Interahamwe.
Mais l’exhibition publique et la destruction ne s’arrêtaient pas avec le viol lui-même. Nombre de femmes étaient laissées en vie exprès pour qu’elles meurent lentement du sida.
L’actuel président du Rwanda, Paul Kagame, a abordé le sujet des viols massifs dans une interview donnée au siège du gouvernement de Kigali. “Nous savions que le gouvernement faisait sortir des malades du sida des hôpitaux pour former des bataillons de violeurs”, raconte-t-il. Selon une estimation, 70 % des femmes violées pendant le génocide ont contracté le sida.
Le plus diabolique des objectifs des viols de Butare était de transmettre une mort lente et angoissante. “En utilisant une maladie, une peste, une terreur apocalyptique comme une arme biologique, vous annihilez les procréateurs en perpétuant la mort dans les prochaines générations”, s’indigne Charles B. Strozier, psychanalyste et professeur d’histoire au John Jay College of Criminal Justice de New York. “La tuerie persiste et s’éternise.” L’utilisation du sida comme arme contre les femmes tutsies a permis aux magistrats d’Arusha de considérer le viol comme un élément principal du génocide. “L’infection par le VIH est un meurtre”, a déclaré Silvana Arbia, procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda. “L’agression sexuelle est un acte de génocide au même titre que le meurtre.”
Le viol est depuis longtemps une arme de guerre. Selon la légende, la Rome antique a été unie après que Romulus et ses soldats eurent terrorisé leurs ennemis, les Sabins, en violant leurs femmes. L’agression sexuelle à grande échelle est répétée dans des conflits qui vont des croisades aux guerres napoléoniennes.
C’est Abraham Lincoln qui a établi la notion moderne de viol en tant que crime de guerre. En 1863, il commissionna Francis Lieber, un juriste expert, pour développer un ensemble d’instructions destinées aux armées pendant la guerre de Sécession. Francis Lieber qualifia le viol de crime assez sérieux pour être passible de la peine de mort. “Le code Lieber était révolutionnaire”, juge Kelly Askin, directrice de l’International Criminal Justice Institute. “Auparavant, les crimes sexuels étaient largement ignorés.”
Le droit international se montra plus réticent face au problème. “Le viol était considéré comme une sorte de dommage collatéral”, explique Rhonda Copelon, professeur de droit à CUNY [Université de New York]. “C’était un des avatars inévitables de la culture de la guerre.” Après la Seconde Guerre mondiale, les viols de femmes chinoises par des soldats japonais à Nankin furent jugés comme des crimes de guerre par un tribunal international, mais uniquement s’ils étaient accompagnés d’autres violences. Le même tribunal, pourtant, ne poursuivit pas la plus institutionnalisée des formes de violence sexuelle, l’esclavage des “femmes de réconfort” par l’armée japonaise. En 1946, une loi établie par les Alliés et destinée aux tribunaux devant juger les crimes de guerre allemands qualifia le viol de crime contre l’humanité, mais elle ne fut jamais appliquée. Ce n’est qu’en 1995, au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie [TPIY], que le viol fut désigné comme crime grave équivalant à la torture.
L’accusé de ce procès de 1995 était un policier serbe appelé Dusan Tadic. Le tribunal l’inculpa de divers crimes, dont le viol d’une femme bosniaque dans un camp de prisonniers. Cet acte fut qualifié de crime contre l’humanité, ainsi qu’un autre crime perpétré contre des hommes. Tadic avait en effet torturé deux prisonniers bosniaques, forçant l’un des deux à arracher les testicules de l’autre avec ses dents. L’homme mutilé mourut d’hémorragie. La mise en accusation par le tribunal créa un important précédent. Malheureusement, les procureurs durent abandonner l’accusation de viol car la victime de Tadic refusa de témoigner, par peur des représailles. En revanche, ils eurent plus de succès avec les accusations de mutilation sexuelle. Accusé de torture, entre autres crimes, Tadic fut condamné à vingt ans de prison.
Les histoires de viol commencèrent à s’accumuler au Rwanda dès la fin du génocide, la plupart du temps à travers des interviews réalisées par des organisations comme Human Rights Watch. Mais, parce que la culture rwandaise décourage les femmes d’aborder des sujets sexuels et parce que l’idée du viol comme “dommage collatéral” restait enracinée auprès de la communauté judiciaire, les procureurs d’Arusha n’ont pas fait immédiatement le lien entre les viols et le projet de génocide hutu. Le changement décisif eut lieu en 1998 pendant le procès de Jean-Paul Akayesu, le maire de la commune rwandaise de Taba.
Au départ, Akayesu n’était inculpé que de génocide. Parmi les survivants qui témoignaient contre lui se trouvait une femme, surnommée H. “Avant d’aller à la barre, H. m’a révélé qu’elle avait été violée dans les buissons”, expliqua Pierre-Richard Prosper, l’ambassadeur américain chargé de mission pour les questions de crimes de guerre qui a mené les poursuites contre Akayesu. “Elle a raconté que les Interahamwe venaient à la fin de la journée pour violer les femmes et qu’Akayesu était présent.” Pierre-Richard Prosper envoya des enquêteurs au Rwanda, chargés de trouver des femmes violées à Taba pendant les troisième et quatrième semaines d’avril. Ces enquêteurs découvrirent que presque toutes les 500 femmes qu’ils savaient avoir été retenues prisonnières avaient été tuées et jetées dans une fosse commune. Seule une douzaine d’entre elles avaient pu s’échapper, telle une femme surnommée J. J.
L’ambassadeur a fait venir J. J. à la barre. Son histoire était atrocement familière : des Interahamwe l’avaient emmenée à l’écart et violée à plusieurs reprises. Elle expliqua qu’Akayesu la regardait se faire violer depuis l’encadrement de la porte en encourageant les Interahamwe et qu’il disait en riant : “Ne me demandez plus jamais quel goût a une femme tutsie.”
La mise en accusation d’Akayesu fut modifiée pour prononcer la première accusation de viol en tant que crime contre l’humanité. Pierre-Richard Prosper affirma que la remarque désinvolte d’Akayesu aux hommes qui violaient J. J. valait ordre d’en violer d’autres.
Le 2 septembre 1998, Akayesu fut reconnu coupable de génocide et de crimes contre l’humanité, dont le viol. Il fut condamné à trois peines de perpétuité, à quatre-vingts ans d’emprisonnement et transféré dans une prison sous contrôle de l’ONU au Mali.
Le 10 août 1999, un an après la condamnation d’Akayesu, le chef d’accusation de Pauline Nyiramasuhuko fut modifié pour inclure le viol en tant que crime contre l’humanité. L’accusation portée contre Pauline renforce le précédent établi dans le procès d’Akayesu : l’incitation au viol massif constitue un crime contre l’humanité, mais le cas de Pauline dépasse la jurisprudence. Elle représente une nouvelle sorte de criminelle. “Il existe une notion, généralement partagée dans les différentes cultures, que les femmes ne font pas ce genre de choses”, explique Carolyn Nordstrom, anthropologue à l’Université de Notre-Dame [dans l’Indiana]. “La société n’a pas encore trouvé le moyen d’en parler, car cela va à l’encontre de toutes nos représentations de la nature des femmes.”
Le racisme mortel du Rwanda ne pourra jamais être aussi clairement défini que l’était, par exemple, le nazisme de l’Allemagne. Le fait que les Hutus et les Tutsis constituent des groupes ethniques distincts est un sujet de débat, mais ce n’est qu’après l’arrivée des colons européens au Rwanda qu’une différence politique fut faite entre eux. Les mariages intercommunautaires étaient courants depuis longtemps, les deux groupes parlaient la même langue et pratiquaient la même religion. Au tournant du XXe siècle, cependant, les colons allemands et belges mirent en pratique une logique raciale douteuse pour désigner les Tutsis minoritaires comme classe dominante et en faire leurs fondés de pouvoir : les Tutsis auraient, d’après eux, une apparence plus “blanche”.
Dans les années 30, les Belges eurent besoin de savoir exactement qui était qui afin de limiter les postes administratifs et l’éducation supérieure aux seuls Tutsis. La procédure la plus efficace consistait à enregistrer toute la population et à la forcer à porter des cartes d’identité précisant l’appartenance de chaque individu à l’un ou l’autre des groupes : 84 % de la population se déclara hutue et 15 % tutsie. Etant donné le nombre de mariages entre les deux communautés dans l’histoire rwandaise, ce décompte pouvait difficilement passer pour scientifique. En outre, les Rwandais changeaient parfois d’identité ethnique, les riches se qualifiant de Tutsis et les pauvres de Hutus.
“L’identité finit par dépendre de la façon dont chacun s’en sortait”, raconte Alison Des Forges, conseillère à la division africaine de Human Rights Watch, qui étudie le Rwanda depuis trente ans. “La moitié des gens ne sont pas clairement reconnaissables, les mariages ayant été très nombreux. Les femmes qui répondaient au stéréotype tutsi (plus grandes, la peau plus claire, les traits plus fins) sont devenues désirables. Mais cela ne signifiait pas qu’elles appartenaient à l’un ou l’autre des groupes.”
Avec le désir est arrivé son alter ego émotionnel, la rancoeur. En 1959, une révolution amena la majorité hutue au pouvoir. Alors que les tensions augmentaient au cours des années 90, les politiciens commencèrent à répandre une propagande dénonçant les femmes tutsies comme des tentatrices, des prostituées et des perverses sexuelles. Avant le début du génocide de 1994, les journaux hutus publiaient sans cesse des dessins humoristiques montrant les femmes tutsies telles des séductrices lascives.
A l’inverse des nazis, motivés par le mythe de la supériorité aryenne, les Hutus se laissaient guider par une rage accumulée provoquée par leur statut inférieur et leur ressentiment vis-à-vis de la beauté et de l’arrogance des Tutsis.
“La propagande a rendu les femmes tutsies puissantes et désirables et a fait d’elles en conséquence un objet qui devait être détruit, raconte Rhonda Copelon. Quand vous prétendez que la femme est une menace, vous renforcez l’idée que la violence envers elle est légitime.”
Cette idée pernicieuse a connu son apogée pendant le génocide. “Cela devient un désir profond et commun d’éliminer le mal. Les Tutsis doivent être tués jusqu’au dernier afin de permettre l’avènement de l’utopie. Dans un sens, ils sont considérés comme déjà morts”, explique le psychiatre américain Robert Jay Lifton.
Les crimes dont Pauline Nyiramasuhuko est accusée sont monstrueux. Mais, en cherchant une explication raisonnable à sa barbarie, il faut se souvenir des mots d’Alison Des Forges, de Human Rights Watch : “Ce comportement est enfoui, pas si profondément, en chacun de nous. Les récits simplifiés des génocides permettent d’établir une distance entre nous et leurs auteurs. Ils sont si horribles que nous ne pouvons nous imaginer faisant la même chose. Mais, si vous prenez en compte la pression terrible sous laquelle ces gens agissaient, alors, leur humanité s’impose automatiquement à vous, et cela devient effrayant. Vous êtes obligé de vous projeter dans ces situations précises et de vous dire : ‘Qu’aurais-je fait ?’ Parfois, la réponse n’est pas encourageante.”