L’un contre l’autre (Gegenüber)
– Jan Bonny est né en avril 1979 à Düsseldorf. Il a vécu et travaillé
jusqu’ici aux Etats-Unis, aux Pays-Bas et en Allemagne. Diplômé de
la Haute école d’arts et médias de Cologne, il a réalisé un court-métrage
2ND AND A produit par Heimatfilm et de nombreux spots publicitaires.
«L’UN CONTRE L’AUTRE ̈ (GEGENÜBER) est son premier long-métrage.
❍ Pourquoi avoir choisi le titre GEGENÜBER («vis-à-vis» en français au sens littéral) pour ce
film?
Il y est question d’un couple, de Georg et d’Anne. Qui se font face dans leur relation, dans une
confrontation directe.
Ils sont en fait tout simplement en quête d’un vis-à-vis. Leur couple s’est tellement isolé dans sa
relation que chacun n’a plus que son partenaire comme écran de projection. Ce cumul d’attentes
et de frustrations constitue un potentiel de conflits considérable. D’autre part, le titre fait allusion
au fait que cette histoire pourrait se dérouler n’importe où ; probablement en face de chez vous.
❍ Au centre du film, il y a un couple lié par un conflit qui dure depuis des années et qui se
manifeste parfois avec une dureté exceptionnelle.
L’histoire décrit l’aggravation extrême d’un conflit de couple fondamentalement ordinaire. L’origine
de ce genre de conflit, nous le connaissons tous. Cela commence avec les petites négligences
quotidiennes. Dans une relation, on s’habitue à tout et cela représente d’abord une force incroyable.
Sans elle, ce serait tout simplement intenable. Mais le caractère inévitable de cette évolution présente
évidemment aussi le risque de l’excès d’habitude, qui peut à son tour entraîner un excès de sensibilité
à certains stimuli, bons et mauvais.
̧ un moment donné, l’un des deux commence à faire monter la mise, juste pour ressentir à nouveau
quelque chose. D’où le risque accru de se retrouver pris dans un cercle vicieux, car une fois ce point
atteint, on n’a plus le choix : il faut s’habituer toujours davantage et en même temps hurler encore
plus fort pour se faire entendre, pour rompre avec les habitudes.
❍ Vous évoquez ici l’un des éléments centraux de cette histoire : la violence physique.
Dans L’UN CONTRE L’AUTRE (GEGENÜBER), il est avant tout question de dépendance, d’amour,
d’angoisse… La violence ne représente dans cette histoire qu’un élément parmi d’autres. Le premier
propos du film, ce n’est pas l’agression physique. Mais c’est en se frottant à elle que s’enflamment
sans cesse la dimension dramatique de l’histoire, la honte des protagonistes, la façon dont ils
–vivent leurs propres incapacités. Alors qu’ils dissimulent tout, face à l’extérieur, Anne et Georg
sont tous les deux soumis dans leur relation à une très forte pression. Leur situation est quasiment
sans issue.
❍ Pourquoi avez-vous eu envie d’aborder ce sujet?
Au départ, il y a un communiqué sur lequel je suis tombé dans un journal qui évoquait une étude
danoise sur la violence domestique. Cette étude montrait que la violence domestique exercée par
les femmes au sein du couple est bien plus répandue qu’on l’imagine.
Plus encore que la dimension sensationnelle de cette nouvelle, ce qui m’a le plus intéressé à ce
moment-là, c’était l’étrange disproportion entre l’importance de cette information et la taille du
communiqué qui lui était consacré. On l’avait tout simplement dissimulée. Et cela montre bien que
dans notre société, cette forme de violence n’est pas thématisée, qu’on ne tolère pas qu’elle le soit.
J’ai eu envie de raconter ce rapport conflictuel, parce qu’il représente à mes yeux l’évolution que
peut connaître une relation tout à fait normale lorsque les choses se mettent à mal tourner. On ne
peut pas réduire ce film au seul sujet de la violence. Le regard que jette le film n’est pas celui
d’une critique sociale du phénomène. C’est l’histoire de deux personnes, qui oscillent entre deux
désirs : disparaître et susciter l’attention.
❍ Dans le conflit entre Anne et Georg, il y a une victime et un bourreau?
Non, pas sous cette forme. Pour moi, le personnage principal, c’est le couple lui-même et donc la
constellation entre les deux protagonistes. Chacun tourne seul autour de soi et de l’autre, entre l’horreur
et ses aspirations. Les actes et les réactions se provoquent toujours, l’un l’autre. Chercher à faire une
distinction entre victime et bourreau n’est pas le bon moyen pour appréhender ce qui se passe.
❍ Pourtant, le film pose ces deux personnages intégrés dans la colonne vertébrale de notre
société : ils travaillent tous les deux pour l’Etat, ils ont élevé leurs enfants…
Je trouvais important de situer ces personnages dans l’épine dorsale de notre société : Georg est
commissaire de police, Anne institutrice. Quoique, en y regardant de plus près, on se rend compte
qu’aujourd’hui, les enseignants et les policiers ne constituent plus cette fameuse colonne vertébrale.
Ces deux personnages s’inscrivent dans une société qui fonctionne d’après certaines règles et
certaines représentations de la morale, du travail et du sacrifice. En fait, ils stigmatisent ce qui
faisait le cœur de l’ancienne RFA. Or cette dernière n’existe plus, on la regarde aujourd’hui comme
les vestiges d’une culture disparue.
Les personnages, d’Anne et de Georg, sont tout à fait capables, de par leur métier, de gérer les
conflits et les problèmes de manière professionnelle. Ce qui ne veut pas forcément dire qu’ils y
parviennent dans le privé.
❍ Votre rencontre avec les acteurs?
Victoria Trauttmansdorff (Anne) et Matthias Brandt (Georg) sont de remarquables comédiens. Ce
que j’apprécie, chez eux, c’est qu’ils sont très investis dans leur vie privée, ce sont des citoyens
engagés. Et pour ce film c’était important. Tous deux se sont appropriés les personnages très
simplement, sans avoir recours à aucun artifice.
❍ Comment avez-vous articulé l’image et le récit?
Avec Bernhard Keller, le chef opérateur, nous avons travaillé, intentionnellement, une lumière
chaude. Le rouge, le jaune sont les couleurs que nous avons privilégiées, comme sur les vieilles
photos de Noël prises sans flash. Il me semblait important de conférer au film un caractère privé,
tout en évitant une forme proche de la chronique ou du documentaire. Il fallait donc, d’une part,
nous éloigner d’images apparemment objectives, où le spectateur se sentirait exclu et d’autre part
nous ne devions pas perdre toute distance, sous peine de rendre les personnages ridicules.
En partant de cette position, nous avons décidé de ne jamais placer la caméra avant les personnages,
du moins chaque fois que c’était possible, mais d’évoluer avec les personnages afin de vivre avec
eux leur isolement et le caractère inéluctable des événements qu’ils traversent. Nous restons dans
la réalité d’Anne et de Georg, tous les deux ne sont plus capables de prendre de la distance par
rapport à eux-mêmes, ni de réfléchir à leur rôle dans cette relation.
https://www.hautetcourt.com/films/lun-contre-lautre-gegenuber/