AIMEZ-VOUS, ENGUEULEZ-VOUS!
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ENGUEULEZ-VOUS!
Eviter l’opposition préserve l’harmonie, croit-on. Mais pour créer des relations de confiance, il faut savoir poser les désaccords sur la table. Voici trois bonnes raisons d’entrer dans l’arène.
Par Laurence Lemoine
Pour ne pas passer à côté de votre vie
La vie est une dure lutte. Certains l’ont très bien résumé, qui disaient aussi : « Toute la vie est une affaire de choix. Cela commence par “La tétine ou le téton ?”, et cela s’achève par “Le chêne ou le sapin ?”. » (Pierre Desproges, Chroniques de la haine ordinaire, Points). Tempête sous un crâne, voilà notre condition. Plus que l’inconscient, la notion de conflit intrapsychique est la clé de voûte de la psychanalyse. Lorsqu’il chercha à comprendre l’origine des symptômes de ses patients, Freud découvrit qu’ils étaient le résultat de pensées inconciliables, de forces pulsionnelles contraires. Et une manière, pour le sujet, de trouver un compromis : refoulé sous l’effet de l’interdit, le désir s’exprime sous une forme énigmatique et pathologique (les migraines et quintes de toux de la jeune Dora, dans Cinq Psychanalyses, Payot). Sur notre scène interne, viennent s’affronter toutes sortes d’exigences incompatibles : l’élan de nos aspirations, la répression de notre éducation, les contraintes de la réalité rejouent pour nous la scène du « J’voudrais bien, mais j’peux point ». En balance : l’accomplissement et la joie d’un côté, le renoncement et la haine
de soi de l’autre. Ne rien vouloir savoir de ces conflits comporte un risque pour notre santé : perte de sommeil ou d’appétit, addictions, ruminations, dépression… Pour notre épanouissement, il nous faut bien,
à un moment, entrer dans l’arène, séparer les adversaires, les inviter à négocier. Entrer en conflit avec nous-même, c’est l’épreuve de la maturité, l’enjeu de la crise du milieu de vie. Les psychothérapies peuvent nous y aider. Il en va de nous, de notre liberté de choix, de notre bonheur. Aimez-vous, battez-vous pour trouver votre désir et le vivre, en dépit de la peur et de la réprobation ! Tenez compte des autres et de la réalité, oui, mais ne renoncez plus à vous.
Pour ne pas passer à côté de l’amour
« En amour, on est toujours deux. Un qui s’emmerde et un qui est malheureux », affirmait encore Desproges, pour qui l’humour était « la seule humaine façon de friser la lucidité sans tomber dedans ». Le conflit itou, aimerions-nous ajouter. Car les couples ont deux manières aussi aveugles d’affronter leurs difficultés : la politique de l’autruche
(faire comme si de rien n’était), ou la fin des haricots (faire comme si tout était fichu). Si tant d’entre eux sont en crise, estime Yvon Dallaire psychologue et sexologue, c’est qu’ils n’ont pas appris a se disputer. À terme, cette compétence manquante finit par avoir raison de leur intimité et de leur sexualité. Entre l’harmonie feinte et la séparation, le conflit consiste à poser les désaccords sur la table et à en découdre. Mais il ne s’agit pas de s’engueuler pour s’engueuler. L’objectif est de parvenir, en s’affrontant mais sans violence (lire p. 88), à ce qu’Yvon Dallaire appelle une entente à double gagnant, un arrangement dans lequel chacun trouve son compte. Dans le couple, la
famille, les liens d’amitié, le conflit est une marque d’engagement on se bat pour regler les problèmes, pour avancer, parce que l’on a de l’ambition pour soi, pour l’autre, pour la relation II ne faut pas craindre de mouiller sa chemise « Le contraire de l’amour, ce n’est pas la haine, c’est l’indifférence », affirme le thérapeute. ” Aimez-vous, battez-vous ” Le conflit est une condition pour pouvoir exister chacun dans la relation, avec ses emotions, ses convictions. II promet davantage d’authenticité et de connivence II permeà a chacun de se sentir plus fort, en même temps qu’il
renforce le lien
Yvon Dallaire Auteur de Conflits et disputes dans le couple, comment les gerer ? (Quebec Livres)
ETES-VOUS UNE PERSONNALITE HAUTEMENT CONFLICTUELLE?
Certains individus provoquent irrépressiblement des étincelles. En 2003 I Américain Bill Eddy avocat, thérapeute et médiateur familial a élaboré le concept de « personnalités hautement conflictuelles » (high conflict personalities,
ou HCR), qu il décrit ainsi
• Leur raisonnement s appuie sur le « tout ou rien »
• Elles ne maîtrisent pas leurs émotions
• Elles ont des comportements extrêmes et menaçants
• Elles rejettent sur les autres la responsabilité de leurs problèmes cherchent (et trouvent) leur bête noire qui doit être contrôlée éliminée ou détruite
• Toute critique les renforce dans leur résistance au changement et les entraîne à davantage de comportements extrêmes
On trouve ces êtres explosifs dans la plupart des situations de violences domestiques ou de conflits de voisinage, estime le président du High Conflict Institute De ce côté-ci de I Atlantique cette catégorie n est pas reconnue par la psychiatrie (on parlera plutôt de sociopathie ou de psychopathe). Mais ces pros du conflit sont à fuir : Christina Pellé-Douel
Pour mieux vivre avec les autres
Encore une petite phrase de Desproges
« J’ai le plus profond respect pour le mépris que j’ai des hommes » (Fonds de tiroir, Points) Ah ah ah ‘ Toute cette philanthropie, cette ouverture du cœur Belle illustration de ce que Kant appelait notre « insociable sociabilité»
Pour le philosophe allemand ce qui nous caractérise, nous humains, est notre inclination a « entrer en société » en même temps que notre « répulsion générale à le faire » Nous ne pouvons éviter d’être en opposition avec nos semblables, affirmait-il, ni d’apprendre à coexister pacifiquement Cette tension était pour lui la condition du progres tandis que l’arbre, seul, pousse biscornu, avançait il, les arbres des forêts s’élancent droit vers le ciel Notez bien que cette belle harmonie ne peut résulter que d’un onflit de branches et de racines, chacune luttant pour trouver sa place et en laisser aux autres. L’idée du conflit comme condition de la paix sociale reste présente aujourd’hui.
Agnes Muir Poulie coach et professeure de management en appelle dans les entreprises ou le syndicalisme décline ou les luttes sont étouffées par la culture de la bienveillance, à oser l’« impertinence constructive » oser contredire son chef, souligner l’inefficacité d’une réunion, dire stop à des comportements odieux Charles Rojzman, inventeur de la thérapie sociale, utilise le conflit comme antidote à la violence Dans des quartiers difficiles, des institutions en crise, des territoires ou sévissent la ségrégation et la haine, il constitue des groupes de parole entre individus que tout oppose, et leur permet, au terme d apres échanges, de découvrir leur fraternité et (re)devenir capables de coopération. Aimez-vous, battez vous sur les sujets qui comptent, pourvus semblables, vos freres et soeurs,
pour la planète et les animaux pour le respect, pour la justice, pour la paix. Battez vous!