Elle commence à toussoter, comme si elle était soudain prise d’une allergie et colle un mouchoir sur son nez, qui dissimule une partie de son visage, qu’elle détourne pudiquement. Des larmes envahissent ses yeux lorsqu’elle commence à raconter : «Il me montait dessus ici, dit-elle en montrant du doigt le coin de la pièce, et me demandait de sourire pour lui donner du plaisir. Et je lui disais : “Comment pourrais-tu sourire si tu étais à ma place ?”» Rose Burizihiza, 40 ans, vêtue d’une ample robe en pagne couleur noir et or, retourne pour la première fois depuis dix-sept ans sur les lieux de son martyre : une petite maisonnette aux murs en terre dans un village à quelques kilomètres de Butare, dans le sud du Rwanda. En évoquant ces pénibles souvenirs, son joli visage devient livide. Pendant le génocide rwandais de 1994, où 800 000 Tutsis et Hutus modérés ont été tués dans le pays, cette mère de trois enfants a été violée par un groupe d’Interahamwe (miliciens hutus extrémistes), puis un conseiller municipal membre du régime génocidaire l’a séquestrée dans la maisonnette et a abusé d’elle pendant trois mois. Le reste du récit est à peine supportable, mais Rose, qui s’est soudain arrêtée de pleurer, donne tous les détails d’un ton monocorde.

Son mari a été lapidé, sa fille de 2 ans et demi traînée par une corde attachée autour du cou jusqu’à ce qu’elle succombe, et ses deux enfants en bas âge jetés aux chiens. Par miracle, Rose a pu les sauver en les cachant dans un grand pot servant à fabriquer de la bière de sorgho, près de l’étable. Ainsi, son geôlier n’a jamais appris qu’elle continuait à les nourrir de lait de vache pour les maintenir en vie. A l’arrivée des troupes du Front patriotique rwandais (FPR) dirigé par l’actuel chef de l’Etat Paul Kagame, début juillet, son bourreau a fui et elle a pu enfin les sortir. Leur corps était couvert de plaies, mais ils étaient bien vivants.

Appréhension. Rose est désormais présidente d’une association de femmes violées durant le génocide. Elle vit toujours à Butare et avoue attendre avec une certaine appréhension le verdict, prévu le aujourd’hui, dans le procès collectif «Butare» à Arusha, Tanzanie, siège du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Parmi les six accusés poursuivis pour génocide et crimes contre l’humanité, deux anciens maires, deux anciens préfets, et surtout la ministre de la Famille de l’époque, Pauline Nyiramasuhuko, seule femme détenue par le tribunal, poursuivie pour incitation aux viols, et son fils Arsène Shalom Ntahobali, chef présumé de la milice Interahamwe dans la région. Tous plaident non coupables. «En tant que femme, je ne comprends pas qu’une femme qui a donné la vie ait pu inciter des gens à violer d’autres femmes, poursuit Rose. Il s’agissait d’éliminer les Tutsis physiquement, mais aussi psychologiquement. Quelle que soit la sanction, que je souhaite exemplaire, je ne pourrai jamais lui pardonner. Le viol est un crime qui a moins retenu l’attention que les autres, les victimes se sentent laissées pour compte.»

Le génocide, qui a démarré le 6 avril 1994 après l’attentat contre l’avion présidentiel dans lequel le chef de l’Etat Juvénal Habyarimana est tué, ne touche pas la province du sud immédiatement. A Butare, bastion traditionnel de l’opposition où la population tutsi est plus importante qu’ailleurs, le seul préfet tutsi du pays parvient à protéger les habitants jusqu’au 19 avril. Ce jour-là, le président intérimaire appelle la population à se «mettre au travail» etfustige ceux qui «s’écartent du chemin», un discours qui marque le début des massacres. Alors qu’un grand nombre de Tutsis s’étaient réfugiés dans le Sud, près de 100 000 personnes se feront exterminer dans cette province en l’espace de trois mois, selon l’ONG américaine Human Rights Watch.

Contre-interrogatoire. Le procès Butare est une des affaires phare du tribunal d’Arusha, dont le mandat doit s’achever à la fin de l’année pour les procès en première instance, ceux en appel se poursuivant jusqu’en 2013. Procès collectif, il est aussi le plus long et le plus coûteux de toute l’histoire du Tribunal pénal international pour le Rwanda, en raison d’un nombre record de témoins appelés à la barre, d’interrogatoires particulièrement longs et d’un conflit d’intérêts entre les accusés qui a longtemps paralysé les débats. Rose a témoigné dans ce procès, mais l’expérience lui a laissé un goût amer. Lorsqu’elle s’est rendue à Arusha, elle a subi un contre-interrogatoire particulièrement agressif de la part des avocats de la défense. «Ils m’ont demandé de démontrer comment j’avais été violée», se souvient-elle. Les associations de rescapés avaient alors interrompu leur collaboration avec le tribunal pendant plusieurs mois.

Rose, qui a depuis perdu toute confiance en la justice internationale, n’est pas la seule rescapée à fustiger l’institution. Depuis sa création, le tribunal international a connu des relations plus que houleuses avec le régime de Kigali, soucieux notamment d’empêcher toute poursuite contre le Front patriotique rwandais, l’ancienne rébellion devenue le parti au pouvoir depuis  1994. Si des enquêtes spéciales ont été ouvertes, la pression rwandaise a eu raison de ces bonnes intentions de départ. Au-delà de ces relations en dents de scie, l’institution, dix-sept ans plus tard, apparaît aux yeux de nombreux rescapés comme lointaine, marquée par une lenteur dans ses procédures, mal comprise par la plupart d’entre eux.

A l’université de Butare, de nombreux étudiants qui ont survécu s’interrogent sur le nombre de personnes jugées. «Le tribunal a eu le mérite de prouver au monde entier qu’un génocide a bien eu lieu au Rwanda, estime Vincent Ntaganira, un des fondateurs de l’association des étudiants rescapés qui a initié le mémorial du génocide de l’université, où sont enterrées plus de 500 personnes. Cependant, ils utilisent beaucoup d’argent, celui des Nations unies, de la communauté internationale, qui nous ont oubliés quand nous nous faisions tuer. Ce qui aurait pu aider les rescapés à avoir une vie meilleure est dépensé à Arusha.»

Depuis sa création, le TPIR a jugé 60 affaires, 16 procès sont toujours en cours et 9 suspects n’ont pas encore été arrêtés, dont Félicien Kabuga, surnommé le «financier du génocide», soupçonné de se cacher au Kenya.